3) S’inscrire dans des relations : stratégies et tactiques
En fait, l’appropriation de cet espace autorise le salarié à jouer des configurations selon des possibles de profits. Précisément, il transforme non seulement ses relations par rapport à ce qu’il a vécu, mais également ses présentations de soi ; il se place autrement face au projet de changement organisationnel pour devenir auteur, inventeur, créateur.
L’appropriation de l’espace se situe donc dans une sorte de mise en usage de cet espace pour espérer réaliser ses besoins-aspirations. Les usages constitués à l’intérieur des interactions prennent place et produisent des manières de faire que le salarié mobilise (présentation de soi, par exemple) lorsqu’il est en contact avec une configuration.
En clair, la configuration de l’organisation offre un cadre interrelationnel ; son usage permet son existence en tant que cadre favorisant les changements ; et les manières de faire l’optimisent par les changements mêmes. Pour ce faire, le salarié investit dans la configuration selon deux types d’opérations : les stratégies et les tactiques.
Avant d’aller plus loin, le lecteur aura tout avantage de lire ou relire l’article ISRI précédemment paru sur les manières de faire du salarié :
Les stratégies
Lorsque le salarié s’approprie (s’empare, use) l’espace par une présentation de soi (par exemple : participations, engagements, comportements…) il calcule les rapports de forces en jeux pour s’en servir de base à une gestion de celle-ci dans ses relations. Il joue, il ruse, il détourne la configuration et par là, les jeux, les ruses, les détournements des autres selon, par exemple, un style propre.
Dans cette logique du jeu de la ruse, du détournement, s’installe un rapport de dépendance entre ce calcul et cette gestion en même temps qu’elle dégage une marge de liberté ; en l’occurrence, le choix du style à employer.
Il va user ainsi de manières spécifiques de se présenter, appropriées à la circonstance, tirées de ses intentions et qui révèlent un lieu circonscrit comme un propre (Certeau).
Ce lieu propre est le lieu de ses intentions. Quand un salarié choisit une stratégie, ses jeux lui sont directement associés par un ensemble de résultats qui restent possibles compte tenu de toutes les stratégies dont disposent les autres salariés. Ainsi, il déploiera tous ses efforts pour réaliser ses motivations, ses besoins-aspirations, lui permettant de se distancer de ses ruptures, voire les cicatriser.
Son intention (que nous traduirons, ici, comme un but à réaliser) sera, dès lors, de veiller à réduire les éventuelles tensions au sein de son groupe ou, au contraire, les amplifier selon la finalité recherchée. Il donne un sens à ses intentions.
Cet usage de manières de faire, ses stratégies, autorise un degré de sécurité relatif à chacune d’entre-elles. Il s’intéressera alors à celles qui lui assurent le résultat le meilleur. Il s’assure ainsi et autant qu’il le peut contre le pire pour lui ; c’est-à-dire contre une contradiction des autres au sein de son groupe ou, plus largement, de l’organisation toute entière.
Pour y parvenir, il définit préalablement (consciemment ou pas) un point d’équilibre entre les meilleures réponses à la configuration. En résumé, le salarié s’approprie, se réapproprie, s’adapte, ruse, joue, détourne constamment. Bref, il change continuellement à l’endroit ou à l’encontre du changement organisationnel.
Les tactiques
Lorsque le salarié exploite (s’empare, use) de la configuration dans une situation relationnelle immédiate, ou lorsqu’il n’a pas le choix, il va chercher soit à tirer profit des forces existantes en leur temps opportun, soit les laisser jouer à son profit par des manières de se présenter, immédiates et circonstancielles. Il saisit ainsi l’occasion selon un art de faire des coups, une tactique qui signifie l’absence de propre (Certeau).
Les tactiques du salarié tentent ainsi de répondre aux besoins et aux préoccupations personnelles de l’heure mais restent relatives aux possibilités offertes par les circonstances et n’obéit pas à la loi du lieu, de la configuration, de la contingence. Elle est manipulation (forme d’usage) de l’espace dans l’immédiateté.
Autrement dit, le salarié fait preuve de créativité et d’invention en produisant des coups instantanés dans ses présentations de soi pour déjouer le jeu des autres. C’est ici que s’éveille son potentiel !
Certeau précise comment, devant les multiples détails de la vie quotidienne, les tactiques, engendrent une activité débordante : « il y a mille façons de jouer et de déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace constitué par d’autres et qui caractérisent l’activité tenace, subtile, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. »
Un exemple de stratégie incluant des tactiques
Ainsi que nous venons de le souligner, le salarié trouve des façons de faire, des moyens de déjouer ou de composer avec la configuration pour arriver à ses fins.
Ce qui transparaît de nos missions sur le terrain c’est la capacité du salarié à personnaliser les usages de ses fonctions à des fins qui lui semblent le plus profitable, indépendamment du dessein initial de l’objet, c’est-à-dire indépendamment du but pour lequel il est à son poste.
En fait, il s’agit ici de choix, de sélections (de détournement stratégique) dans la gamme des possibilités offertes par l’organisation, pour tenter de répondre aux besoins et aspirations personnelles.
Ainsi, le salarié s’approprie un espace qui lui permet, en tant qu’usager, de jouer sur l’objet de sa fonction et, plus largement, de l’organisation ou de son groupe (équipe, bureau, service, agence…), tout en se passant des codes imposés par ces derniers (le corps de métier, par exemple), ou en tenant compte uniquement de ceux d’entre eux qui lui sont utiles dans la réalisation de ses propres objectifs. Ce que nous résumons par le tableau suivant :
Usage de la configuration
par les salariés |
Configuration
(objet / mission) |
Configuration
(étiquette) |
Salarié
(besoins-aspirations équivalents
à ceux de la configuration) |
Salarié actif |
utilisation par les salariés
en tant que fin en soi |
Salarié
(besoins-aspirations différents
de ceux de la configuration) |
Salarié actif si intérêt
sinon inactif |
Utilisation par les salariés
en tant qu’outil |
Ainsi, les salariés détournent parfois les outils, les utilisent à leur manière, avec leur logique, une logique de la ruse. Cette logique, « qui composent, à la limite, le réseau d’une antidiscipline », subvertie, du dedans pour en faire autre chose. « Alors, seulement on peut apprécier l’écart ou la similitude entre la production de l’image et la production secondaire qui se cache dans les procès de son utilisation. » Leur mode d’emploi, se manifestant avec suffisamment de récurrence, correspond à des intentions, des préméditations.
En somme, face aux modes d’emplois prescrits par l’organisation, les salariés tendent à proposer des détournements de l’outil, des déviances de l’objet et des variantes de la mission, pour changer. Le sens donné à cet usage de l’organisation fait référence aux représentations et aux valeurs qui s’investissent dans l’usage de manières de faire.